Il y a peu j’ai appelé un ami vivant au pays, voulant me renseigner à propos d’un chanteur dont les mélodies charrient des souvenirs indélébiles enfouis dans mon esprit. Les années succédant aux autres sans que rien ne soit publié à son sujet, à l’inquiétude qui me submergeait s’ajoutait le désespoir de le réentendre sur disque, tellement nos artistes-musiciens sont connus pour leur hygiène de vie qui laisse tant à désirer, laquelle les mène souvent à une mort prématurée. Vivant en terre étrangère, il y a de ces moments où la nostalgie vous tient et l’antidote se révèle être rien d’autre qu’une chanson vous rappelant certains moments heureux d’un passé lointain. « Cela fait des années qu’il ne chante plus » me fut-il dit à propos de mon chanteur. La raison ? « Il est complètement fini » ! Tristesse et frustration m’envahirent et sous le choc, je me demandais qu’est-ce qui pouvait bien conduire un chanteur ayant une si belle voix à pareil sort. Qu’il fut un sportif cela se comprendrait, suite aux dures exigences de compétition et à l’âge. Mais qu’un si brillant chanteur « finisse » m’était difficile à expliquer. D’interrogation en interrogation, je me demandais si ce n’était pas plutôt notre propre système, ces lois non écrites faisant la tradition musicale congolaise qui sont coupables de jeter à la poubelle de l’histoire une personne si talentueuse au prétexte qu’elle était « finie ».
Le chanteur dans la conception congolaise. Dans l’entendement du mélomane congolais, un chanteur digne de ce nom est celui qui allie l’art de chanter à celui d’un bon compositeur. Un chanteur qui ne borne qu’à interprèter les chansons ne jouit pas d’une grande estime. A propos de ceux qui ne composent pas eux-mêmes on entend des réactions péjoratives du genre « mais ce n’est même pas sa chanson ; il ne fait qu’interpréter ; l’auteur véritable de la chanson est Untel et pas lui» ! Ainsi tout l’honneur revient au compositeur des textes (lyrics). Aussi, pour éviter cette « encombrante » situation beaucoup s’arrangent-ils d’acheter - à vil prix souvent - auprès des tiers qui sont paroliers des chansons qu’ils présenteront au public comme étant leurs propres œuvres. On raconte que Félix Wazekwa était l’un des compositeurs attitrés de Koffi Olomidé comme ce dernier le fut lui-même pour Papa Wemba. Mais aucune chanson de Koffi ou de Wemba ne porte le nom de Wazekwa ou Olomidé comme auteur-compositeurs. Si ces rumeurs sont vraies, tout se réglait à l’informel. Or dans cette maffia il arrive à un auteur-compositeur de vendre son titre à deux chanteurs, comme ce fut le cas de la chanson « Rendre à César » vendue à Papa Wemba et Djanana en même temps dans les années 80’. C’est ainsi que se terminent les arrangements à l’informel : ca sent l’arnaque des fois !
Dans ce contexte si un chanteur ne disposant pas de talent de compositeur s’y met quand même court le risque de détruire sa carrière car une chanson mal composée ne peut que dévaluer le talent d’un bon chanteur sur le marché. Cela explique aussi la presence d’une grande quantité d’œuvres musicales très plates et dénuées de toutes qualités artistiques dans la discographie congolaise. En 2002, Simaro Lumumba, l’un des plus grands compositeurs congolais déclarait à Afropop : « Nous avons certes quelques bons chanteurs dans les orchestres des jeunes actuels, tels Ferré, Alain Mpela ou Lacosta qui ont tous des belles voix. Mais disposer d’une belle voix est une chose, savoir la mettre en valeur est une autre. (…) Si je donnais l’une de mes chansons à l’un d’eux pour interprétation vous serez impressionnés par leur talent ». Venant de celui grâce auquel des chansons telles « Kadima » chantée par Djo Mpoyi, « Maya » par Carlito ou « Mabele » et « Faute ya commerçant » par Sam Mangwana ont propulsé ces chanteurs-interprètes au firmament de succès, on ne peut qu’acquiescer. D’autre part, lassés d’être remunérés avec des miettes, certains compositeurs finissent par entrer, eux aussi, dans la dance et deviennent chanteurs, comme le furent Koffi Olomidé et Félix Wazeka entre autres.
Le chanteur n’est pas un homme-orchestre. Personne ne devrait s’attendre à ce que le chanteur dispose obligatoirement des talents de parolier ou de compositeur de musique. En effet, qui, ici-bàs, a jamais disposé de tous les talents possibles ? En realité, le chanteur fait partie de l’industrie musicale composée de plusieurs activités qui s’interpénètrent et des professionnels qui collaborent pour produire un produit fini appelé « vidéo clip » ou « cd ». II s’y trouve des paroliers ou compositeurs de musique, instrumentistes, publicistes, producteurs, managers ou encore des vidéo concepteurs, infographistes, etc. Chacun d’eux y apporte de son talent et œuvre dans un cadre régis par des lois et les accords y sont signés de facon la plus formelle possible et aucune place n’est laissée à l’informel. Par ailleurs, en vérifiant attentivement les succès que chantent les stars internationales Rihanna, Beyoncé ou Céline Dion, l’on se rendra vite compte qu’elles qu’interprèqtent souvent des titres écrits et composés par d’autres et elles n’en ont pas honte. Leur éclat ne porte pas un coup, au contraire travailler avec des bons compositeurs a le mérite de contribuer à leur rayonnement. Pareillement, ne saute-t-il pas aux yeux que la période au cours de laquelle les titres que chantait Mbilia Bell étaient composés par Tabuley (compositeur réputé) était la plus glorieuse de sa carrière ?
Une industrie musicale sous-développée. Cinquante ans après les indépendances il est affligeant de constater que beaucoup d’avancées n’ont pas été effectuées dans notre industrie musicale qui demeure rudimentaire, malgré des disques d’or obtenus par nos artistes, malgré des Koras, notre industrie musicale fait face à des difficultes d’ordre structurel qui l’empêchent de s’épanouir.
Pas d’écoles pour musiciens. On n’a pas besoin d’être expert pour voir que les jeunes congolais ont du talent naturel en musique : ils aiment danser, chanter à longueur de journées. Du temps de la « guerre des ondes » entre le Congo Brazza de Marien Ngouabi et le Zaïre de Mobutu, le premier croyait si bien dire lorsqu’il jasait en disant : « Si vous voulez danser allez à Kinshasa ; mais si vous voulez travailler venez chez-nous ». Mais curieusement l’inexistence des écoles pouvant donner une formation à tous ces jeunes étonne. Certes l’INA est là mais il s’agit d’une institution d’enseignement élitiste déconnectée de la vie nationale d’où n’est sortie aucune vedette de notre musique depuis sa création. La majorité de ceux qui font carrière dans la musique apprend leur métier sur le tas, comme au bon vieux temps, pendant que d’autres ne font que bricoler. A-t-on de bonnes raisons de se plaindre de la qualité de notre musique ?
Pas des paroliers reconnus. Il est possible qu’il existe bien des talents dans ce domaine qui ne demandent qu’à être identifiés Si certains compatriotes savent composer la musique et les paroles de gospels, d’autres ne peuvent-ils pas en faire autant pour la musique profane ? La présence des compositeurs de musique et des paroliers dans notre industrie musicale viendrait proposer des textes de qualité et de la musique aux chanteurs et il n’en découlera que l’amélioration de la qualité de leurs œuvres. Ceux-ci agiraient donc au grand jour (et ne vendraient donc pas leur œuvre pour 100 ou 200 dollars et disparaitraient) mais auraient soit des bureaux ou des web sites d’où ils seraient contactés.
Pas des critiques musicaux. C’est une espèce disparue en RDC : ces journalistes qui jugent, pèsent et soupèsent les œuvres d’art avec leur plume (presse écrite) ou voix (presse parlée) en se servant des critères reconnus pour apprécier une chanson ou œuvre d’art. De par leur compétence, leur crédibilité et notoriété ils jouent en amont le rôle de facteur dissuasif auprès des artistes, les empêchant de mettre du n’importe quoi sur le marché. Ils servent aussi de guides aux mélomanes dans le choix qu’ils effectuent. Mais ceux qui font office de « chroniqueurs « de musique chez-nous ne sont que des animateurs dépourvus d’une formation réquise, jouant plus le rôle de publiciste pour le compte des musiciens que celui de critiques. N’ayant pas régulièrement leur salaire, les musiciens les « dépannent » financièrement et à ceux-ci de dire du bien de leurs albums. Tel semble être le marché conclu entre les « chroniqueurs » de musique et les musiciens congolais. De ce fait, les données sont biaisées.
Pas de festivals de musique. L’organisation des festivals annuels est l’occasion rêvée pour dénicher de nouveaux talents mais d’autre part l’attente de cet événement sert d’émulation aux artistes qui mettent le paquet afin de faire bonne figure. Cette disposition sert dans tous les pays du monde à la promotion des différentes musiques que régorge une nation. Que cela s’explique par l’incompétence ou le manque d’imagination des responsables de la Culture et Arts, l’inexistence des festivals sur l’étendue de la république pendant tant d’années joue comme élément de découragement pour les artistes et un frein à l’éclosion de nouvelles formes de musiques et d’artistes, sachant que le groupe Wenge Musica a été découvert par le public lors d’ un concours télévisé. Certes il y a « Découvertes RFI » mais il est ici question d’une compétition continentale qui laisse sur le bord de la route de nombreux artistes qui n’ont pas de compétences à l’échelle africaine mais peuvent être valables sur le plan national.
Le lingala, la lingua franca. C’est parfois loin, très loin des frontières nationales que l’on peut se rendre compte d’une valeur nationale. A Cape Town, cette ville située à l’extrême Sud du pays de Nelson Mandela vit une communauté congolaise multi-éthnique. Pour communiquer les uns les autres les congolais se servent souvent du lingala, surtout lorsqu’il s’agit de personnes venant de différentes provinces. Le lingala apparait comme la lingua franca, servant de pont entre les différentes communautés quoique disposant chacune de sa propre langue vernaculaire. D’ailleurs, là-bas, ils s’identifient eux-mêmes comme des « Batu ya mangala » [« ceux dont la langue est le lingala »]. Il n y a pas qu’à Cape Town qu’il en est ainsi mais dans plusieurs endroits où vivent les congolais, au pays ou en dehors.
Le lingala, langue dominatrice en musique. La musique congolaise moderne est synonyme de la musique chantée en lingala. Tous les succès qui nous ont bercé et fait danser sont en lingala. Depuis « Indépendance cha cha », en passant par « Kamalé » de Nyboma, « Mabele » de Simaro, « Mario » de Franco, « Mokolo nakokufa » de Tabuley, « Eluzam » de Evoloko, « Mère Supérieure » de Papa Wemba, « Ndaya » de Mpongo Love, jusqu’au succès les plus récents que vous connaissez. Dans un Hit Parade quelconque, vous trouveriez difficilement des chansons en d’autres langues et interprétant d’autres rythmes du pays. La raison est connue : les canons de notre musique moderne correspondent à la musique lingalaphone. A coté de cette musique jouée avec guitares, batterie et instruments à vent, les musiques autres qu’elle sont concues comme de deuxième catégorie, « c’est la musique des deuils » en parlent certains, de manière péjorative. Il faut se rendre aux cérémonies récréatives privées (mariages, anniversaires, levée de deuils, etc) pour trouver ces musiques traditionnelles.
Quid des autres musiques congolaises ? Puisque le canons de la musique congolaise « moderne » sont dictées par la musique lingalophone, pour avoir voix au chapitre la plupart d’artistes venant des différentes provinces se mettent au lingala. Il n y a rien de mal à priori, à condition que l’accent de la langue maternelle sur l’expression de l’artiste soit correcte et pas très prononcé. Sinon son œuvre en patit. Par exemple beaucoup de mélomanes congolais admettent que Tshala Muana séduit mieux son auditoire en chantant en tshiluba qu’en lingala. Il en est de même pour le groupe luba les « Bayuda » qui interprète certains titres en lingala avec une prononciation toute approximative. Peut-on imaginer Tabuley chanter en tshiluba et bien le faire qu’il le fait en lingala ? Il y a des fortes chances qu’au-delà de ses qualités artistiques le rendu ne soit pas de qualité, maitrise de la langue oblige.
L’uniformité linguistique détruit les cultures dominées. Dans un pays qui régorge de 264 ethnies et 250 langues vernaculaires, quel gachis s’il arrivait qu’un si grand patrimoine culturel aille en fumée suite à l’impérialisme linguistique du lingala ! C’est à peine si on entend d’autres musiques qui sont pourtant belles et gagneraient à être promues et écoutées (le folflore ntandu, yombe, songye, otetela, lulua …). Ce danger est d’autant réel que les jeunes qui devraient pérénniser la culture traditionnelle (les langues vernaculaires et la musique traditionnelle) et la transmettre aux générations futures ne jurent que par le Rap music et la musique lingalaphone. Qui veillera dès lors que cette musique ne disparaisse pas ? Beaucoup se plaignent du fait que lorsqu’il est question de la musique congolaise celle-ci soit essentiellement dansante. La musique Rock l’est aussi. Mais la différence est que les autres pays ont laissé s’épanouir d’autres formes d’expressions musicales et cela a favorisé la présence d’une gamme variée de musique chez-eux : le soul, le jazz, le country, le rap, la pop, la musique instrumentale, le heavy metal, etc. En faisant de même ne donnerait-on pas l’occasion aux musiques du Kivu, du Katanga, province Orientale et de tous nos terroirs d’éclore et concurrencer la musique en lingala qui tirerait d’ailleurs profit de cette compétition ?
Derrière une langue il y a une culture. Puisque chaque langue véhicule les valeurs de la culture dont elle est issue, la grande influence que le lingala exerce dans la musique congolaise implique qu’à travers cette musique se propage des valeurs du milieu d’où provient géographiquement le lingala. Le Rap, cette musique black des ghettos americains véhiculent des valeurs connues : l’exhibitionnisme, l’exaltation de la force et du pouvoir de l’argent, une tenue vestimentaire négligée, des tatouages, etc. Le danger est que les valeurs que véhicule la musique lingalaphone finissent par s’imposer sur le plan national comme le modèle. Or cette langue est vue par beaucoup comme ayant des termes irrespectueux plus que pour d’autres. Que l’on se souvienne aussi de la dance Sundama et de ces cris ambivalents dans la musique congolaise « moderne » et l’on se fera facilement une idée claire.
Le succès continental remporté par la chanson « Tshibola » de Tshala Muana et Souzy Kaseya qui est tirée du folklore lulua et chantée en tshiluba démontre que la musique congolaise dite « moderne » peut être variée et pourtant plaire au- delà de nos frontières nationales. Ce fait illustre ce qu’il en adviendra lorsque notre patrimoine musical (provenant de toutes les 264 ethnies du pays) sera exploité par des professionnels : notre musique pourra conquérir le monde. Quant à mon chanteur réputé « fini », la solution ne réside-t-elle pas par la collaboration avec de bons auteurs-compositeurs ? Imaginez si de belles voix de Nyboma, Papa Wemba ou Mbilia Bell, par manque de bons compositeurs, se taisaient. Du gachis sansdoute.
(L’article a paru le 14/05/2010 sur le site congoOne.net et l’auteur le place sur ce blog en vue archivage