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12 décembre 2013 4 12 /12 /décembre /2013 08:29

 

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Comme il est étonnant que Durba, cette bourgade du Haut-Uélé blottie à 560 km de Kisangani et située à 150 km à l’Ouest de la ville ougandaise d’Arua, est en passe de devenir l’une des grandes places minières du continent grâce au Projet KibaGold. Mais combien sont-ils parmi ses nombreux habitants d’aujourd’hui qui savent que son passé n’a pas toujours été que rose ?

Il y a à peine une décennie, c’est justement à cause de cet or de la région que des milices rivales se sont livrées une guerre sans merci en vue du contrôle de ses riches gisements, laissant au passage un nombre incalculable de tués et de blessés. Avant cela, entre 1998 et 2000, c’était au tour du virus de Marburg d’ôter la vie à des centaines de "nzengeneurs", ces chercheurs d’or venus de Watsa ou d’ailleurs.

En écoutant les gens parler ces jours-ci, l’un des sujets à l’ordre du jour c’est la fréquence de cas d’empoisonnement. Des hommes et des femmes s’en plaignent. Les travailleurs ne sont pas en reste. Les vendeurs de " l’antidote" semblent faire de bonnes affaires. Voilà ce qui nous a poussé à nous entretenir avec un jeune médecin local, Beston Mutamba Kitenge, 32 ans, afin d’en savoir plus. Cependant, nous ne faisons qu’ouvrir un dossier sur lequel nous reviendrons. Ci-dessous l’interview.

 

Q. Docteur, quelles sont vos informations en rapport avec les malades qui souffrent d’empoisonnement à Durba?

Je reconnais que c’est un problème qui se pose dans notre société. Malheureusement nous ne disposons  pas de statistiques ni de médicaments appropriés pour contrer ce mal.

Q. Dans quel état les malades se présentent-ils chez-vous ?

On ne peut pas dire qu’il existe des symptômes spécifiques puisque les cas se présentent sous des tableaux différents.

Q.  Voulez-vous être plus explicites ?                                         http://photos.wikimapia.org/p/00/02/74/13/33_full.jpg 

Ce sont pour la plupart ceux que nous appelons des  malades grabataires ou "malades graves" : très affaiblis, ils souffrent d’amaigrissement, certains vomissent avec persistance, ils ont une diarrhée chronique, parfois le hoquet voire même le vertige. Néanmoins, je peux déceler des constantes : ils ont mis du temps à    nous joindre, parfois sont passés par deux ou 3 centres médicaux avant de venir là où nous sommes. D’autres par contre sont allés auprès des tradi-praticiens auparavant.

Q. Que leur prescrivez-vous ?                                                                         

En principe la première chose c’est la réanimation médicale [perfusion] pour remonter l’état général du patient. Mais contre toute attente nous nous heurtons à un refus de leur part.

Q. Qu’est-ce qui justifie pareille attitude ? Mais pourquoi donc se rendre dans un centre médical et une fois-là refuser les soins prescrits par le personnel soignant ?

Quelqu’un qui se croit empoisonné ne peut pas accepter d’autres soins, à part ceux auxquels il s’imagine avoir droit. Dans beaucoup de cas ce sont les membres de la famille du patient qui s’interposent. On nous dit : " ne lui donnez pas du sérum, autrement il mourra " ! Pour le malade (s’il est en état de s’exprimer), pour sa femme ou d’autres parents, c’est l’empoisonnement qu’il faut traiter et non autre chose !

Q. …et l’empoisonnement, dans son entendement, ne se traite pas avec du sérum….

C’est exact. La mentalité est ainsi.                                                                           imagesCAMT0HJR.jpg

Q. Voyons : pourquoi pensent-ils d’abord à l’empoisonnement ?

 Probablement à cause des symptômes digestifs comme le vomissement et la diarrhée, sans oublier l’asthénie physique et l’epigastralgie comme ils estiment avoir bu ou ingurgité du poison.

Q. Vous vous trouvez donc devant un cas d’un malade qui refuse le traitement…

Il s’agit d’abord d’un refus du diagnostic. C’est la conception négative du patient (ou de ceux qui nous l’amènent) qui influence son comportement. Ils sont plus que sûrs que c’est bel et bien un cas d’empoisonnement.

Q. Mais que veulent-ils en réalité ?

Ce qu’ils veulent c’est un antidote contre l’empoisonnement et ils savent que le sérum ne l’est pas.

Q. Mais pourquoi donc leur prescrivez-vous du sérum ?

Je vous ai dit qu’à leur arrivée ils sont dans un mauvais état général. Ils ont besoin de se reconstituer des forces et le sérum s’impose. En plus, tout liquide que nous avalons s’élimine par voie urinaire. En prescrivant le sérum, le poison pourrait s’éliminer. Je sais par des symptômes que ce ne peut pas être l’empoisonnement mais pour faire accréditer la thèse de l’empoisonnement, dès lors je leur dis que le sérum peut aider à évacuer le poison…

Q. Ce que vous vous trouvez à négocier avec les malades pour qu’ils acceptent les soins sensés les guérir eux-mêmes!

En fait je m’applique à la communication pour le changement du comportement du malade,  afin que le malade accepte le traitement proposé. Dans le cas où il accepte le sérum ("puisqu’il pourrait éliminer le poison"), un grand pas est déjà franchi car le patient n’a plus l’idée  erronée selon laquelle "le sérum tue". Ensuite, après avoir fait faire les examens de laboratoire, je le mets sous un traitement spécifique selon les résultats de tests qu’il a effectués.

Q. Et quel est ce "traitement spécifique"?

Les faits démontrent que 80% des cas présumés d’empoisonnement ne le sont pas. En lieu et place de ceci, il s’agit du VIH. Les 20% restant sont des cas de fièvre typhoïde, de méningite, de tuberculose ou même de paludisme grave.

Q. Au fond n’ont-ils pas raison d’émettre des réserves sur votre "obstination" de vouloir soigner autre chose que l’empoisonnement d’autant, vous l’aviez reconnu vous-même, ils sont passés par d’autres centres de santé. Peut-être leur a-t-on dit là-bas qu’il s’agissait bel et bien du poison, non ?

Les symptômes trompent rarement. Cependant, cela peut s’expliquer ainsi : soit le personnel médical d’où les patients sont passés a identifié la maladie mais a manqué de courage pour le lui révéler, soit le corps médical était ignorant et n’a pas pu savoir de quoi il en était.

Q. Comment donc : manquer de courage pour parler et dire la vérité au malade à propos de son mal ?

La communication du diagnostic au malade n’est pas chose facile toujours car il arrive que le personnel soignant pense qu’il s’agit d’un secret professionnel!

Q. Tout se termine donc bien avec les malades ?                                                            GF.png

Détrompez-vous ! Il y en a bien sûr qui finissent par accepter le diagnostic et prennent le traitement leur administré. Mais d’autres refusent et quittent le centre médical pour chercher un personnel plus compétent à ses yeux, ou carrément retournent chez le tradi-praticien !

Q. C’est-à-dire celui qui soignera l’empoisonnement ?

Aux yeux de ceux qui pensent ainsi, oui. Ce dont il faut se rappeler est que tout ce que recherche un patient qui vient à l’hôpital c’est de recouvrir la santé.

Q. Le personnel médical se trouve donc face à un dilemme.

Je crois qu’en RD Congo nous avons un problème d’éducation sanitaire à faire. Nous savons donner des soins curatifs, c’est-à-dire soigner les malades. Mais qu’en est-il des soins préventifs ? Par exemple vous verrez un patient qui vous dit qu’il a été opéré. Demandez-lui de quoi a-t-il été opéré et des fois il vous dira simplement "puisque je souffrais". En réalité il ne sait pas de quoi il a été opéré. Il ne sait pas pourquoi il est entré dans la salle d’opération car son médecin traitant n’a pas jugé bon de le lui dire ! C’est à ce niveau-là que nous devrions aussi fournir des efforts.

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4 décembre 2013 3 04 /12 /décembre /2013 12:00
http://image-photos.linternaute.com/image_photo/750/1209868402/1156079.jpg
 
 
Il y a quelque temps nous avions écrit ici même que ce blog faisait sa "rentrée". Avec le recul du temps, nous devons admettre cependant que cette affirmation était on ne peut plus prématurée.
 
Et pour cause : il nous fallait plus de temps que nous le pensions pour redéfinir la ligne du blog sans tomber ni dans la complaisance ni dans du "copier/coller". Il fallait également plus de moyens pour nous équiper afin d’être présent online non pas de façon épisodique mais régulière, histoire d’éviter des "trous d’air" (c.-à-d. des disparitions et apparitions imprévues) susceptibles de décourager les internautes qui pourraient visiter ce blog. Publier des "posts" réguliers et consistent requiert du temps matériel pour préparer les articles (en dehors de nos occupations) ; cela aussi nécessitait d’être étudié et planifié.
 
Aujourd’hui en tout cas, nous pensons que le temps est venu de faire la vraie rentrée : nous espérons être là chaque semaine. Comme auparavant, notre démarche est celle-ci : faire " une autre lecture " des évènements, qu’ils soient de chez-nous ou de la région africaine des Grands Lacs. A notre entendement, "une autre lecture" implique d’aller au-delà des sentiers battus, sans prendre parti ni jouer à l’arbitre, en s’efforçant seulement de procéder à une analyse des faits (et non pas des rumeurs). Ici, hier comme aujourd’hui, notre démarche reste la même : c’est celle d’un chercheur en sciences sociales et non pas celle d’un opposant ou celle d’un partisan au régime en place au pays. Comme vous ne tarderez pas de le remarquer, nous traiterons souvent des faits négligés par les grands media.http://lh4.ggpht.com/-lcwyRfAaAQQ/TWZSbDEhyII/AAAAAAAAEGY/CLjr4dZrTWM/RDC_201002_LAM.1086.jpg?imgmax=800
 
Désormais, puisque les migrations africaines font partie de nos champs de recherche, le sort des émigrés en Afrique australe et dans la région des Grands Lacs sera souvent à l’ordre du jour ici. De même que divers sujets liés à la vie de nos compatriotes, qu’ils vivent là-bas au pays ou dans la diaspora.
 
Tous nos sincères regrets pour cette longue attente. "YowaBlog", nous l’espérons, sera au rendez-vous chaque semaine. Nous en faisons la promesse.
 
 
 
 
 
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31 mai 2013 5 31 /05 /mai /2013 12:56

jhb3-copie-1

 

  

Le Jozi que j’aime n’est pas celui des gratte-ciels qui s’alignent les uns après les autres ni celui des quartiers huppés ou de Santon, le quartier chic de Johannesburg qui attire tant de monde. Ce n’est pas non plus celui d’immenses embouteillages qui semblent ne jamais finir du matin au soir. Ce Jozi-là, je le trouve froid, déshumanisé, trop occidentalisé.

 


 

 

 

 

Le Jozi que j’aime est celui des parcs où jouent les enfants. Les entendre rire innocemment et en sécurité tout en étant assis sur un banc, lisant les quotidiens ˮ The Star ˮ ou  ˮ The Times ˮ où il est tant question de criminalité visant surtout ces mêmes enfants est un privilège que je me prive pas de goûter.

 


Sous les yeux de leurs parents, pour une fois, ils gambadent à l’abri des malfaiteurs. Ici, l’hypothèse d’un enlèvement ou d’un crime odieux est très réduite ou simplement nul. Ici, leurs parents n’ont pas le ventre noué par le stress de voir leur progéniture tomber entre les mains des criminels. Ensemble, les parents et leurs enfants savourent ces moments particuliers, sans penser à autre chose…

 


Dans ces parcs présents dans chaque quartier, de Pretoria à Cape Town en passant par Durban jusqu’à Bloemfontein, s’y côtoient plusieurs nationalités, ce qui laisse à penser que vous êtes dans une véritable arche de Noé : des Erythréens, Ethiopiens, Zimbabwéens, Gabonais, Congolais des deux rives du fleuve ou sud-africains eux-mêmes ! Quoi de plus rafraichissant que cet air qui vous fouette le visage dans une ville où le stress est à chaque coin.

 


On l’a compris, mon Jozi a moi est verdoyant comme la pelouse de ces magnifiques parcs. Ce n’est pas celui de concrete jungle, ces immenses quartiers en ciment….  C’est celui ou je peux marcher sur la route, de Yeoville au centre-ville en passant par Berea et Hillbrow, sans danger, comme si je me rendais de Matete au Grand marche a Kinshasa.

 



[i] Jozi: appellation familière de la métropole sud-africaine Johannesburg, ainsi que l’appellent les sud-africains eux-mêmes.

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26 novembre 2011 6 26 /11 /novembre /2011 13:53

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Le soleil surgit peu à peu de sa torpeur en cet après-midi de février 2011. La pluie est tombée à torrent toute la matinée, charriant dans sa course herbes, boue et immondices, lesquelles bientôt sont allées rejoindre la lave  s’amoncelant sur le pavé et qui date de la dernière éruption volcanique du Nyiragongo à Goma en 2002. Depuis cette année, que l’on aille à l’aéroport local ou à travers la ville, l’on ne manquera pas de voir les empreintes laissées par le volcan. Les Voiries urbaines semblent introuvables ici,  pointées aux abonnés absents.

 

 

La fin de la journée s’annonce déjà mais c’est alors que la vie commence de plus belle. Les taxis-motos et les vieux bus cabossés reprennent leurs navettes, certains éclaboussant à leur passage des passants pressés de faire tardivement leurs courses quotidiennes, la pluie matinale oblige. Mais à peine apparu derrière d’immenses nuages sombres, le soleil rouge se couche déjà derrière le Lac Kivu, qui est à présent teint de couleur rouge sang, à l'image de l’histoire de la ville : écrite avec du sang.

A quelques centaines de mètres de là, au Quartier Bikoro, dans la cour d’une maison bâtie sur une colline avec une vue imprenable sur le lac, José K, 21 ans, muni d’un râteau, nettoie la pelouse de la demeure parentale couverte de feuilles, sachets et papiers y déposés par le vent et la pluie. Ses deux jeunes sœurs âgées respectivement de dix et treize ans jouent au saute-mouton dans la cour, Les rires innocents des jeunes filles se répandent en écho du sommet de la colline, apportant une note de gaieté à une famille attristée par un drame récent.

C’est sous une pluie battante qu’elles ont accompagnées leur mère au culte dominical le matin, laissant leur frère ainé derrière. Malgré l’insistance de leur mère, il n’a pas voulu céder et être de la partie. "Celui-là ? il est fâché avec Dieu !" a-t-elle fini par dire, vaincue par l’intransigeance de son fils. José a plutôt fait le choix consacrer sa matinée à la lecture de "David Copperfield", la nouvelle de Charles Dickens.. Sa mère, dentiste, ne va pas tarder comme chaque dimanche. Mais le jeune homme semble avoir d’autres préoccupations que de l’attendre.

Il se dirige à présent au lac situé à cinq minutes de marche. C’est devenu un rituel, comme à chaque fois qu’il rend visite à sa famille, de retour de Makerere University, à Kampala, où il étudie le journalisme. Ce n’est pas uniquement la beauté du soleil couchant qui l’y attire. C’est sur ce lac que trois ans plus tôt son père a été fauché par une  "balle perdue" lorsque deux milices rivales se livraient une bataille rangée, chacune postée sur une rive du lac Kivu.

Médecin de profession, il se rendait au chevet d’un malade, appelé par une famille située dans un village longeant le lac, à environ une dizaine de minutes. Il avait refusé tout appel à la raison l’interdisant de se rendre dans un endroit si dangereux, répondant invariablement qu’il se reprocherait toute sa vie d’avoir laissé mourir son patient. Pour toute mesure de prudence, il avait fait poser un drapeau blanc sur la pirogue motorisée où il avait pris place.

A la suite de sa mort, il n y a jamais eu d’enquête, encore moins d’inculpation. Il n’a fait que s’ajouter aux  victimes anonymes, qui se comptent par milliers, ces "dommages collatéraux" d’une guerre sans merci que se livrent des politiciens-maffieux congolais par gangs interposés, déguisés en milices qui abondent dans la région des Grands Lacs, riche en minerais. Depuis la chute de Mobutu en 1997, cette partie est devenue le ventre mou du pays avec des conflits en répétitions, toutes les tentatives de leur résolution se révélant  infructueuses les unes que les autres.

 

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Assis maintenant sur un banc de sable, les pieds nus trempés dans l’eau, il a les yeux rivés sur l’horizon lointain, et ne remarque pas les intrépides piroguiers qui jettent leurs filets, ni ces nageurs téméraires qui bravent le courant.  Concentré, il est en pleine méditation: il réfléchit sur la fragilité de la vie, sur la mort, sur l’avenir de sa famille, à commencer par le sien propre, comment il peut combler le vide laissé par son père, et se demande pourquoi Dieu, pourtant si bon, a permis pareil drame dans lequel le médecin et son patient ont péri, quoique pour de raison diverse. Le premier pour défaut de soin approprié, le second, à cause de la furie des hommes.

Personne ne lui a depuis fourni de réponse rassurante, surtout pas le prêtre de la paroisse locale qui lui dit que "Dieu a appelé son père au ciel", alors que sa famille en avait encore tant besoin sur terre. S’il espérait le réconforter en parlant du "ciel", c’est raté. C’est peut-être là qu’il faut trouver la raison de son apparent désintérêt de la religion. "Si Dieu était réellement  bon, il ne l’aurait pas permis", ne cesse-t-il de se lamenter.

Aujourd’hui environ une heure de "pèlerinage" a suffi, les intempéries de la journée y sont pour quelque chose. Sac à dos et écouteurs Ipod enfoncés dans les oreilles, vêtu d’une vareuse du FC Barcelone, il marche d’un pas décidé pour rejoindre son domicile. Ce soir, son équipe favorite livre une rencontre et pour rien au monde il ne tient à rater la retransmission télévisée sur "Supersports", la chaine sud-africaine. Préoccupé par ce match, il ne remarque pas l’homme qui l’interpelle.

"Bonjour chef !" "Bonjour chef !" Après deux tentatives sans succès, l’homme s’approche de lui et lui fait une tape dans le dos, ce qui a pour effet de faire sursauter le jeune. Il stoppa sa marche, se retourna, enleva ensuite ses écouteurs, et le toisa. Il s’attendait à voir un visage familier. Mais celui-ci était un inconnu habillé en tenue de camouflage militaire, une kalachnikov à la main et portait des pantoufles dont il avait retroussé les bords et marchait dessus. Ne l’ayant pas reconnu, il dit sur un ton qui ne cachait pas sa colère et son impatience:

"Que se passe-t-il ? Que voulez-vous ?" Pour toute réponse, son interlocuteur  qui était trapu, le crane dégarni et semblait être dans la trentaine, arbora un sourire qui contrastait avec l’attitude hostile affichée par José. Il lui tendait la main, l’air amical. Mais José ne répondit pas à son geste.

"Vos papiers, chef !" Le soldat s’adressait à lui, insistant sur "chef".
"Pourquoi m’appelez-vous "chef ?" dit José. Le soldat le regardait, l’air incrédule, surpris par la question. "Chef, c’est comme "monsieur", expliqua-t-il. "Ne le saviez-vous pas ? Vous n’êtes pas d’ici donc ?" José, qui était en "guerre froide" avec les hommes en uniforme depuis le drame qui coûta la vie à son père, ne répondit pas, partagé entre le mépris et la colère pour cet homme à la tenue négligée et qui puait l’alcool local.
"C’est donc cela ?", se dit-il silencieux, ne voyant pas apparemment de rapport entre "Monsieur" et "chef". A chaque fois qu’il revenait au pays, il se trouvait en déphasage avec le parler local.

Ne sachant pas si l’arme était chargée ou non, José craignit que l’homme en état d’ébriété n’appuie sur la gâchette par hasard et qu’une autre "balle perdue" ne fasse une victime, lui. Ses doigts effleuraient la gâchette doucement, comme s’il la caressait de ses mains. Le jeune étudiant s’intéressait à ce manège et se demandait si le soldat en était lui-même conscient. Alors il réagit à sa demande.
" Les papiers ? Mais quels papiers voulez-vous ?"
"Votre carte, chef !"
"Oui, je sais, mais de quelle carte parlez-vous ? Le soldat changea d’humeur, sa patience étant mise à bout apparemment par le jeune étudiant insouciant. Maintenant il s’adressa à lui sur un ton de commandement.
"Je veux voir tes papiers d’identité tout de suite, petit ! " Il tint son arme et feint de le mettre en joue, mais le jeune homme ne fit pas montre ni de peur ni de témérité. Il restait naturel.

José lui parlait sur un ton bas, comme s’il s’agissait d’une connaissance:
"Y a-t-il une raison à ce contrôle ?" questionna-il à son tour.
En trois années passées à Kampala en Ouganda, il se rappelait n’avoir jamais été interpellé par la Police à propos de papiers. Ce n’est qu’au lendemain de l’attentat du 11/07/2010 à Kampala, lequel fut revendiqué par le groupe terroriste somalien Al Shabab, et qui fit 84 victimes dans une salle où la retransmission télévisée de la finale de Coupe du monde de football était assurée, que la Police a commencé, dans des endroits de grande affluence comme Makerere University ou les marchés, des fois, à filtrer les entrées, à la recherche d’éventuels terroristes. Il se rappelait même avoir suivi BBC avant de sortir, et il n y avait pas été question d’un quelconque conflit dans la région qui puisse justifier ce contrôle. Et puis, enverrait-on des soldats pour un contrôle de routine ? C’est la mission de la Police !    

"Le soldat que je suis n’a pas a demander a mes supérieurs pourquoi tel commandement ou tel autre. Moi quand je reçois des ordres, je les exécute sans poser des questions, petit." Il ajouta : "Autrement nous autres serions comme vous, des civils." Il s’adressait sur lui sur un ton didactique, et élevait la voix pour éviter que le bruit des véhicules qui allaient dans tous les sens ne l’empêche d’être entendu.
Le jeune étudiant hocha la tête, puis dit : "Dis-moi monsieur, elle a quelle couleur, votre carte d’identité : bleue, jaune, rouge ou jaune ?"

L’interlocuteur parut embarrassé par la question, ne sachant par quel bout la saisir. Il donnait l’impression d’avoir compris l’allusion puisqu’il se gratta nerveusement le crane. La dernière carte d’identité nationale en RDC date de l’ère Mobutu. Quand l’AFDL accéda au pouvoir en 1997, il était de bon ton de s’en prendre à tout ce qui était mobutiste. Le nouveau pouvoir promis l’établissement d’une nouvelle carte d’identité. A ce jour, la promesse tarde à se matérialiser, l’AFDL entretemps ayant été remplacé par le PPRD, Kabila-Fils ayant pris la place de Kabila-Père depuis son assassinat en janvier 2001.

Il se retourna en direction de son collègue assis au bord de la pelouse, à une dizaine de mètres d’eux. C’est lui qui vint à la rescousse de son compagnon, preuve qu’il n’avait pas perdu une miette de leur conversation.
"Dis-lui de te montrer sa carte d’électeur." L’autre reprit l’argument à son compte et répéta la question à José.
"Mais voyons, dit le jeune étudiant, la carte d’électeur n’est pas une carte d’identité ! Mais supposez qu’elle le fût, je n’en dispose pas et pourtant je n’en rougis pas messieurs."
"Et pourquoi donc, chef?" dit le soldat proche de lui, ironique.

"En 2005, je n’étais pas majeur pour voter et je ne me suis pas fait enrôler. Voilà !" Il le disait sur un ton détaché, comme s’il s’agissait de la chose de la plus moindre importance, ce qui apparemment agaçait ses interlocuteurs.

Mais le soldat ne s’avouait pas vaincu. "Dans ce cas, montre-nous ton Attestation des Pertes des Pièces". Il souriait, fier de sa trouvaille.
"Pourquoi voulez-vous que j’en aie, puisque je n’ai perdu aucun document ? Seriez-vous entrain de m’apprendre à mentir à l’Officier de l’Etat Civil ?"
C’en était trop. Le soldat assis sur la pelouse fit signe de la main, appelant son collègue. Mais l’autre, ébranlé par l’argumentaire du jeune homme, décida d’en venir au but.

"D’accord on a compris. On peut toujours s’entendre" dit le soldat cette fois sur un ton conciliant. Et tendant la main droite vers lui, il ajouta a voix basse: "Donne-nous un peu de sous et on se quitte".
José le fixa quelques secondes, comme avec pitié, avant de répondre.
"Dommage, j’ai les poches trouées", répondit-il, accompagnant ses propos d’un grand geste de mains en l’air, après avoir déployé ses poches.

Les deux soldats échangèrent de regard pendant quelques secondes et José était là à attendre lorsque son téléphone sonna. C’était sa mère :
"Joe, ton match, tu vas le rater !"
"Je suis en route, mam !" répondit-il, impatient. Il leur dit :
"Voulez-vous me laisser aller, chefs ?" Il n’attendit par leur réponse et se mit en marche, occupés qu’ils étaient à s’entre accuser d’avoir ciblé "un garçon téméraire qui ne pouvait être qu’un mauvais client" alors qu’il leur fallait un adulte susceptible d’être "plus coopérant".

La nuit était tombée maintenant sur Goma-la-martyre, tandis qu’imperturbable, le jeune homme, ses écouteurs de nouveau aux oreilles, dévalait la colline. Seuls les klaxons de motos-taxis allant et venant venaient perturber sa marche et l’obligeaient à se retourner.  

Soudain une clameur se fit entendre aux alentours : la ville était tombée dans l’obscurité. Délestage ou une panne générale de courant ? José jeta un regard au loin et vit les lumières éclairant Gisenyi, la ville rwandaise située à 1 kilomètre de Goma. Il songea à son match qu’il ne pouvait voir sans électricité. A cette heure, il ne pouvait se rendre à Gisenyi.  "Si proche et si loin", murmura-t-il, en poursuivant sa marche. Les deux soldats, quant à eux, se postèrent là, à l’affût du prochain "client".

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24 novembre 2011 4 24 /11 /novembre /2011 15:13

http://szentkoronaradio.com/files/juba.jpg

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C’est l’histoire du petit dernier des pays qui accède à la souveraineté internationale alors que ses voisins du continent en sont à commémorer leur cinquantenaire des indépendances. C’est l’histoire d’un peuple auquel tous les pronostics d’experts ne promettent pas les lendemains qui chantent mais qui au contraire garde sa tête haute, ayant accroché ses rêves aux étoiles. C’est l’histoire d’un divorce fêté avec pompe alors que des points de frictions d'avec son voisin d’"ex" sont légions.


Le pays le plus pauvre du monde. Juba, la capitale du Soudan du Sud avait mis sa plus belle robe le 09 juillet dernier  pour célébrer son   "Independence Day". Et pour l’occasion, la liesse populaire était partout visible. La veille déjà, sur les coups de minuit, tout le pays avait vibré, l’atmosphère passant au carnaval : des défilés spontanés, des salves de rafales tonnaient dans tous les sens, des cris de joie et des acclamations fusaient.


C’est au Mausolée John Garang que des longues processions se sont dirigées au lever du jour "J". Ni le soleil ardent, ni le retard pris par le programme n’ont entamé la patience de la foule qui s’y est donné rendez-vous. Un homme, les yeux inondés de larmes, cache mal son émotion lorsqu’il murmure : "Nous ne sommes pas Arabes, nous sommes Africains noirs." Debout sur ses 2 mètres de taille ou plus, le visage traversé par plusieurs incisions, tout indique qu’il appartient à l’ethnie majoritaire Dinka. C’est parmi eux que l’on trouve les hommes les plus grands du monde.

Mais" le pays des géants" n’en encore qu’un nain économique. L’ancien chef rebelle Salva Kiir ne l’a pas éludé lorsqu’il a martelé les priorités de son gouvernement en quatre points. Combattre la pauvreté car le taux de chômage ici  est le plus grand qui soit. Avec 0,5$ par habitant par jour, c’est le pays le plus pauvre du monde. "Toutes les statistiques nous placent au bas du tableau", rappelle-t-il, sûr que cela incitera ses compatriotes au travail. Autre priorité : lutter contre la corruption, "ce cancer". Le tribalisme sera l’un des casse-tête des nouveaux dirigeants, les Dinka donnant l’impression de s’accaparer de tout : le pouvoir politique, le pouvoir militaire et son corollaire, le pouvoir économique. La criminalité est l’autre dernier défi majeur dans un pays "où la culture de la violence est très implantée, tous les conflits se solvant par la violence".


La RDC représentée par … un gouverneur de province! Alors que la plupart de pays de la région des Grands Lacs étaient représentés à un haut niveau, le Congo avait choisi de faire profil bas et décidé d’envoyer à Juba M. Médard Awutshayi, le gouverneur de la province Orientale. Pour un pays limitrophe qui a plus à gagner en maintenant de bonnes relations diplomatiques avec le pays hôte, cela a de quoi surprendre. Faudrait-il rappeler que le règlement de la question du rebelle ougandais Koni, chef de la LRA qui a semé le deuil et le malheur dans la province Orientale dans plusieurs familles passe par une coopération étroite avec le Soudan du Sud ?


L’ironie du sort a fait que c’est à la veille du crash aérien de Hewa Bora qui a tué 87 personnes et blessé environ quatre dizaines a lieu la veille de l’indépendance du Sud-Soudan, le 8/07/2011 à 14H30 sur l’aéroport de Kisangani. M. Freddy Wani, Directeur des Cliniques Universitaires locales qui ont pris en charge les victimes de la catastrophe, s’est plaint sur BBC des "pannes de courant" et de la "pénurie des produits pharmaceutiques", difficultés logistiques  qui ont rendu sa tâche ardue.


Un autre à la place du gouverneur aurait annulé tous ses rendez-vous afin d’être disponible et démontrer sa solidarité  aux familles sinistrées. Un capitaine du navire abandonne-t-il son navire lorsque son équipage est en péril ? Comment pouvait-il, sachant la perte de tant de vies humaines dans sa province, accepter de se déplacer pour prendre part aux festivités à plusieurs centaines de kilomètres  et avoir bonne conscience? Ailleurs, pareille légèreté lui aurait valu la désapprobation générale et forcé à la démission. Au Congo, la vie continue comme si rien d’anormal ne s’était pas produit.


Cela dit, l’on pourrait se poser la question : qu’est-ce qui justifie la désignation de M. Atwutshayi ? Serait-ce un calcul politique, les yeux rivés sur les prochaines élections où le gouverneur sera un soutien de taille pour le président sortant? Est-ce l’absence de vision géopolitique ou l’amateurisme politique ? Quelles qu’en soient les raisons réelles, il nous a été de voir une fois de plus les preuves de l’effacement diplomatique de la RDC sur l’échiquier international. La présence d’un sous-fifre à un événement d’une telle ampleur sonnait aussi comme un désaveu du ministre des Affaires Etrangères, M. A. Tambwe Mwamba dont le soutien électoral au Maniema n’est plus aussi attendu qu’il le fût en 2006.


Patrice Lumumba avait-il vraiment raison ? Sachant bien que les relations entre le colonisateur (le Soudan) et le colonisé (le Soudan du Sud) étaient troubles jusqu'à la veille de l’événement, le moment que j’appréhendais le plus pendant la cérémonie était le discours de l’homme fort du pays, Salva Kiir, à cause de la présence du chef de l’Etat du pays colonisateur, Omar Béchir, à titre d’ "invité d’honneur".  Mais mes craintes s’avérèrent vaines. Non seulement le discours fut conciliant – il y alla par "mon frère"  pour parler de M. Béchir et déclara que ses compatriotes n’avaient "aucune rancœur malgré toutes les injustices subies". Fait étonnant "l’ennemi commun" des Soudanais du Sud eut même droit à une ovation.


Du coup, je ne pus m’empêcher de songer à la date du 30/06/1960, au Palais de la Nation à Kinshasa, lors de la cérémonie officielle de l’indépendance de la RDC. En présence du Souverain des Belges, Baudouin Ier comme invité d’honneur, le Premier Ministre Patrice E. Lumumba tint un discours discourtois à l’ endroit de la Belgique – c’est un euphémisme. Une question fusait de mon esprit en songeant aux deux événements (celui de Juba et le nôtre) : Patrice Lumumba avait-il vraiment raison de tenir des propos sui virulents ?


Nos historiens, parmi les plus éminents (Elikya Mbokolo et Ndaywel) et les intellectuels congolais ont beau être unanimes  et répondre par l’affirmative, je suis pour ma part plutôt sceptique. On arguera sans doute que "le colonisateur avait longtemps abusé du colonisé". Cela est avéré et les faits sont historiques.  Mais la forme du discours de M. Lumumba n’était pas moins contestable.


Si les abus subis par les populations du Congo et du Soudan du Sud étaient semblables, en comparaison, la RDC n’était pas mal lotie lors de son indépendance. Nous avions au moins quelques infrastructures (des ponts, des centaines de kilomètres de routes bitumées, Lovanium, Fomulac à Tielen, Union-Minière et Forminiere, etc.) Il en était autrement lors de la fin de la guerre en 2005 : le Soudan du Sud n’avait que des pistes pour routes, aucune université, aucune usine, deux ou trois hôpitaux, et c’est tout. Aujourd’hui un visiteur qui ferait Khartoum avant de revenir à Juba n’aurait  sans doute qu’une impression : c’est  comme le jour et la nuit !


Et pourtant, c’est cette population meurtrie qui a fait un triomphe à M. Béchir, un hors-la-loi poursuivi par le Tribunal de la Haye pour Crimes contres l’humanité. Personne n’ignore ici que dans la nuit du 22/05/2011, c’est cet homme qui a envoyé ses troupes dans la ville d’Abye, située à la frontière entre les deux pays et dont le statut reste à déterminer. L’armée nordiste  a mis en fuite plus de 60.000 personnes, brûlant et détruisant tout sur son passage (écoles, maisons, magasins) et faisant plusieurs victimes. Si les dirigeants de ce pays si pauvre et meurtri autant que leurs populations se sont comportés en "gentlemen" face à un homme dont la brutalité est notoire, qu’est ce qui justifiait les propos de M. Lumumba ?


Certains objecteront qu’il n’a dit que la vérité. Cela est incontestable, en effet. Faudra-t-il rappeler que la politique est aussi une science qui a prévu un cadre approprié pour de tels propos ? Lorsqu’une rencontre entre deux parties est qualifiée d’avoir été "franche et sincère", cela signifie que les interlocuteurs n’ont pas évité les sujets qui fâchent et se sont dits les quatre vérités sans faux-semblants. A la différence que cela n’est pas public : cela se passe entre les quatre murs d’un bureau.


A coup sûr, le discours controversé de M. Lumumba est entré dans les annales. Et l’étudiant en Sciences Po que je fus l’ai lu et relu, analysé, décortiqué et exposé, souvent.  J’ai eu à le vanter aussi, sans le relativiser. Mais c’était jusqu’avant mon voyage de Juba.

 


(L’article fut publié sur le site congoOne.net en juillet 2011 et l’auteur le met sur ce blog pour raison d’archivage)

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3 mars 2011 4 03 /03 /mars /2011 07:35

 

Mercredi 2 septembre 1998. Il est 04h30 heure locale au quartier Sud dans la commune de Mvuzi, faubourg de la ville de Matadi, chef lieu de la province de Bas-Congo, à 350 km à l’Est de Kinshasa et laquelle a pour voisin la République d’Angola. Dans l’obscurité épaisse un pneu achève de se consumer en répandant aux alentours, sous l’effet de la brise qui souffle, l’odeur nauséabonde du caoutchouc brûlé tandis que la lueur du feu éclaire à peine les visages d’une demi-douzaine de jeunes gens  assis en cercle de par et d’autre du pneu.

 

C’est le quinzième pneu en trois jours de veille. A un jet de pierre de là l’on peut apercevoir, gisant en pleine rue, en plusieurs tas, de la cendre et de ressorts enchevêtrés : voilà ce qui reste de planches et pneus brûlés, témoins silencieux du ras-le-bol d’une population traumatisée. Peu avant, l’un des jeunes veilleurs avaient dit à ses compagnons, brandissant le pouce, l’air satisfait : "Après tout, ils ne viendront plus à pareille heure ; notre présence les a retenus une fois de plus ", avant de s’affaler sur sa chaise longue, vaincu par le sommeil.

 

« Ils », ce sont les éléments de FAA (Forces Armées Angolaises) entrés dans la ville de Matadi vendredi 28 août aux environs de 14 heures sur l’appel  de son allié, le gouvernement légal rdcongolais de l’AFDL afin de l’aider à faire face aux rebelles de RCD qui voulant renverser le pouvoir le pouvoir, étaient même arrivés aux portes de Kinshasa ! Et aussitôt l’Armada angolaise marcha respectivement sur les différentes localités du Bas-Congo telles Banana, Muanda, la base militaire de Kitona (Baki) et Boma presque sans combattre avant d’atteindre Matadi déjà vidé par les troupes rebelles,  lesquels, selon  leur porte-parole Arthur Zahidi Ngoma avaient effectué un " repli stratégique ". Concrètement ils avaient battu en retraite devant la redoutable machine de guerre angolaise rôdée par presque une vingtaine d’années de guerre civile.

 

Pendant trois jours d’affilée et  sans état d’âme, les troupes angolaises étaient les nouveaux maîtres absolus de Matadi. Pas étonnant que les actes barbares les plus  sordides aient lieu entre-temps : viols et pillage des biens notamment, suscitant du même coup l’effroi d’abord, la colère ensuite dans le chef de la population de Matadi.

 

Le scénario était à quelques exceptions près le même : par groupe de trois à six, les soldats pénétraient dans une parcelle en  forçant les portes et s’enquerraient aussitôt s’il y avait des « rwandais » ou des « soldats de Mobutu » dans la maison avant de passer à  'l’essentiel'       : « dollars ! », dollars ! » ou « radio ! », « radio ! » vociféraient-ils, l’air menaçant avant qu’ils n’emportent tout ce qu’ils pouvaient emporter, les appareils électroménagers étant les plus prisés parmi les gadgets. Sans oublier les espèces sonnantes bien sûr.  C’est par onomatopée qu’ils s’adressaient à leurs victimes compte tenu de la difficulté de communiquer, le portugais n’étant pas parlé par la population locale. Peu après 'le butin' allait prendre place à bord d’un camion militaire stationnant non loin de là, au bord de la route, avant qu’un autre groupe  de soldats angolais ne vienne se servir, bis repetita

 

Certains ont eu moins de chance. Après avoir été victime de pillage de leurs biens le même jour une ou deux fois, qu’un autre groupe de soldats arrive , cherchant à se servir et ne trouve rien et c’est le drame. Malheur aux femmes et jeunes filles. Certaines furent violées en série, les plus sadiques des soldats angolais obligeant maris et enfants non seulement à assister à leurs orgies mais poussant le culot à les sommer … d’applaudir, sous la menace d’arme de guerre !

 

Telle une traînée de poudre, l’onde choc se répandit dans tous les quartiers de Matadi, de Damar à Kinkanda, de Mvuadu à Ville Basse, de Trabeka au Sud, de Nzanza jusqu’au quartier Nord. Le mécontentement était perceptible, quoique mêlé à la peur et à l’impuissance de ne pouvoir être protégé par personne, les services de l’Etat étant quasi inexistants. Et encore … Inutile donc de demander quel était le sujet de conversation qui se chuchotait à Matadi  au lendemain de ces événements des 28, 29 et 30 août 1998 …

 

Ne sachant que faire, de nombreuses femmes et jeunes filles déménagèrent, fuyant les quartiers exposés comme Kinkanda  ou Mvuadu, d’accès facile car longeant la voie principale d’où venaient les militaires angolais. Même ceux qui étaient éloignés des routes étaient prudents comme ce père de famille  du quartier Ville Basse qui avoua : " J’ai interdit à ma femme ainsi qu’à mes filles toute sortie. A la maison ce sont les garçons et moi-même qui faisons des courses ".

 

Dans la foulée se constituèrent des groupes d’autodéfense dès le 31 août dans les différents quartiers de la ville afin d’assurer la sécurité des personnes et des biens. La consigne leur donnée était claire : ils veilleraient toute la nuit sur des tronçons de route en brûlant les pneus et en chantant et dès que le premier  camion angolais s’annonçait au loin, se mettre tout de suite à siffler, taper sur des casseroles et l’écho de ce vacarme provoquerait un concert de sifflets de tous les groupes d’autodéfense disséminés dans la ville, ce qui dissuaderaient les soldats angolais d’agir et de rebrousser chemin. On va voir ce qu’on va voir.

 

Il n’était pas de quartier où cette disposition n’était prise. L’objectif affiché : " faire peur aux angolais en leur rappelant qu’ils ont dépassé les limites de l’intolérable ", explique un de ces jeunes. Un autre ajoute, plein de témérité : " s’ils osent s’aventurer dans mon quartier nous ne nous laisserions pas faire cette fois-ci ".  Le sentiment de n’avoir plus rien à défendre que leur dignité était le plus fort et ce devant l’une des armées les plus redoutables du continent. David contre Goliath. L’instinct de survie avait  uni ces populations souvent divisées par des conflits d’ordre tribal : du coup une solidarité locale vit le jour : ceux qui ne pouvaient aller faire la veille contribuaient de bien de manières : qui par l’argent, qui avec du café, tel autre prêtait chaises ou poste de radio, un autre des vieux pneus inutilisables, etc.

 

Que resta-t-il du passage de  cet « ouragan » qu’ont été les soldats angolais à Matadi ? Des graffiti, de l’amertume au cœur, la peur au ventre et la honte. « Vista para FAA »*. Tracé avec la braise aux murs de certaines maisons du quartier Mvuadu par quelque militaire angolais, probablement par défi ou pour indiquer à d’autres groupes de soldats qui s’aviseraient de passer par là que 'le travail' avait déjà été fait en cette maison, prière d’aller tenter ailleurs … Tout un programme. Ces graffiti rappelèrent à nombre d’habitants ces événements tragiques  des 28, 29 et 30 août 1998.

 

 L’amertume pour ceux des matadiens ayant perdu quelque bien, s’ils n’ont pas fait carrément faillite, leurs économies ayant fondu comme neige au soleil. Peur au ventre qu’inspire encore la présence du soldat angolais auprès de commerçants ambulants qui écoulaient facilement des radiocassettes avant leur arrivée mais qui désormais, hésitaient d’exposer leur marchandise de peur qu’on ne leur prenne sans rien payer. La honte enfin pour les parents ou des victimes des viols. On cite volontiers le cas de cette mère de famille respectable qui s’est enfermée depuis chez elle, ne voulant voir personne, se sentant « salie » et « indigne ». L’un de ses voisins la décrit comme « ankylosée, déconnectée de la réalité ». Un homme à la quarantaine déclare : « Je connais des pères de famille qui ne peuvent plus fixer leur épouse ou filles dans leurs yeux après les avoir vues violées ». Les plaies sont encore fraîches. Et indélébiles.

 

Mercredi 2 septembre, monsieur FUKA UNZOLA, Gouverneur de la Province relativise ces événements dans un message lu sur l’unique chaîne de télévision  privée locale, RTM (Radio Télévision Matadi). Pour lui il s’agit des " actes isolés qui n’engagent  ni l’armée ni le gouvernement encore moins le peuple  frère angolais ", selon la formule consacrée. Et langue de bois en plus.

 

Cependant, d’aucuns se demandent si des faits répétitifs, étalés sur trois jours et ayant nécessité des moyens visibles (va-et-vient des camions chargeant et déchargeant le  « butin » de guerre) de la part d’une armée officielle et s’étant déroulés jour et nuit peuvent être qualifiés d’ « actes isolés ». A moins que ce ne soit une manière de faire baisser la tension qui risquait de mener à un affrontement ouvert entre les jeunes membres de groupes d’autodéfense et les troupes angolaises.

 

« Conséquence de la mobilisation » pour les jeunes matadiens, « simple  coïncidence » pour les autorités, on a noté que non seulement les patrouilles angolaises se faisaient discrètes mais un bataillon des PIR (Police d’Intervention Rapide) est venu de Kinshasa relever les soldats angolais.

 

 

[*] 



[*]En portugais, terme signifiant : " les troupes des forces armées angolaises sont passées par ces lieux ".

 

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2 mars 2011 3 02 /03 /mars /2011 15:03

 
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Sur papier, Wau, chef-lieu de l’Etat de Bahr-El-Ghazal de l’Ouest, est la deuxième ville du pays, après Juba, la capitale de l’Etat autonome du Sud-Soudan. Mais en réalité, elle n’est qu’une bourgade qui rappelle au visiteur que je suis la commune de Kisenso, à Kinshasa. C’est tout dire. La première impression  qui vous frappe c’est comme si le temps s’était arrêté depuis le début du siècle dernier sur Wau : à l’image du reste du pays – à l’exception de Juba qui est devenu un véritable chantier -  pas d’infrastructure majeure ici: à part les six ou huit kilomètres du tronçon asphalté allant de Wau Airport à la résidence locale du Président, toutes les routes sont en terre battue et poussiéreuses en cette saison sèche qui s’abat sur la région. A défaut de voitures taxis, ce sont des tricycles qui vous amèneront clopin-clopant sur des routes cabossées. Les marchandises se portent encore à dos d’ânes ou sont trainées par des chevaux, tristes conséquences de la plus longue guerre civile d’Afrique et d’une injuste répartition des revenues du pays. "Même le Congo en 1960 n’était pas ainsi. Il y avait au moins ici et là quelques bâtiments publics, des hôpitaux, des usines, etc. Mais ici, rien de rien", s'indigne Alidor M., 40 ans, un émigré congolais.

 

"J’ai rêvé de ce jour pendant des années  ". Ce dimanche 9 janvier n’est pas un jour ordinaire au Sud-Soudan, territoire administré par le parti politico-militaire SPLA depuis 2005 au terme du CPA (Comprehensive Progressive Agreement), accord  signé à Addis-Abeba sous l’égide des USA entre le gouvernement central de Khartoum et le SPLA afin de mettre fin à l’une des guerres les plus meurtrières d’Afrique. Le jour a commencé tôt, pour Achol Deng, 52 ans. "Beaucoup d’entre nous sont morts sans voir ce jour. Notre lutte pour l’auto-détermination à l’ egard des nordistes verra son point culminant aujourd’hui. Je ne peux te dire combien j’ai attendu ce jour depuis des années sans savoir s‘il viendrait jamais ", me confie-t-il, ému. Il a perdu sa femme et son fils ainé dans le conflit long de 21 ans et n’est pas prêt de l’oublier.

 

A travers les dix Etats du pays et dans la Diaspora, environ 4 millions d’électeurs participent au Referendum pour choisir si oui ou non ils veulent vivre dans l’unité avec le gouvernement central (appelé ici ‘le Nord’). Mais il n y aura pas de suspens car il vous suffit de vous promener aux alentours et de voir ces multiples affiches exhortant les populations locales à  "opter pour la séparation en vue d’être les citoyens de première classe dans son  propre pays " pour comprendre que l’option ayant les faveurs du public c’est la sécession d’avec le Nord du pays. D’ailleurs, même les autorités du gouvernement central le savent, à l’exemple du General Béchir qui a déclaré malgré lui qu’il sera " le premier à reconnaitre le nouvel Etat du Sud si la majorité des sudistes optaient pour la séparation". Avec la fierté d’un enfant brandissant son jouet favori, M. Deng me montre son pouce taché d’encre comme un trophée. Il vient de voter "Non", m’avoue-t-il.

 

Une pénurie artificielle. Sur le marché local de Sokojo ou dans les étales qui longent les ruelles de la cité ou dans les échoppes, l’essentiel de produits en vente provient de Khartoum, du "Nord" donc. Mais depuis la veille du Referendum, les biens de première nécessité sont rares. Par conséquent, la loi de l’offre et de la demande jouant, les articles comme l’huile, le savon, le riz ou haricot enregistrent une flambée de prix. "On ne peut même pas se payer un soda puisque son prix a doublé de 2 à 4 pounds" s’indigne Maker, 18 ans. D’habitude ce sont des dizaines de camions à remorques qui amènent les précieux produits de la capitale et les livrent sur place. Depuis quelques jours ils ne sont pas venus. "C’est de bonne politique. La rareté est le fait des Nordistes qui veulent donner une mauvaise image de notre régime". Peter M., 45 ans, membre de SPLM, en est convaincu, comme beaucoup d’autour habitants de Wau, d’ailleurs. imagesCAHYHI1V.jpg

 

Mais le rouleau compresseur de l’Histoire est en marche et rien ne peut arrêter l’élan d’indépendance très populaire ici. D’ailleurs du vendeur ambulant à l’étudiant de l’Université Bahr-El-Ghazal vous ne rencontrerez personne qui parle du bienfondé de "l’unité". Sur les artères poussiéreuses, des motocyclistes défilent dans un concert de klaxons avec des calicots portant l’inscription "Dites Non à l’Unité et Oui à la séparation". C’est dire que le vote ne sera qu’une formalité.  Les étudiants sont les plus virulents contre le régime de Khartoum. " Au moins chez-nous, je pourrais prendre un verre de bière sans me culpabiliser et sans prendre le risque d’être puni par flagellation " rappelle Ezra Madut, 26 ans, étudiant en 3ème année d’Anglais qui fait référence à la "Sharia Law" interdisant la consommation d’alcool aux musulmans.

 

Mais à vouloir "punir" le Sud ou non par cette rareté de produits sur le marché, le régime arabe de Khartoum risque de jeter les sudistes dans les bras des ougandais et kenyans qui n’attendent que cela pour prendre la relève et  approvisionner le marché local de leurs produits. Les hommes d’affaires de Khartoum devront alors chercher d’autres débouchés ailleurs. Ce qui n’est pas évident et risquerait de créer bien de soucis au régime Béchir.

 

Insolite. Bien de choses sur place rappellent au visiteur congolais qu’il est loin de ses habitudes. Il n’est pas rare qu’au détour d’une ruelle,  vous butez nez- à -nez avec un cheval ou un âne en divagation ! Ces animaux ont été amenés par des nomades nordistes de la région de Darfour et servent de moyens de transport de lourdes charges : marchandises, livraison d’eau en l’absence d’une entreprise du genre "Regideso" congolaise. Fait courant, les femmes,  quoique non musulmanes, portent souvent le voile sur leur tête, influence coloniale arabe oblige. Vous ne manquerez pas d’en rencontrer roulant à vélo, soit pour faire  leurs courses ou simplement se déplacer. Les motocycles sont nombreux sur place mais servent plus en moyen de transport personnel des membres de la classe moyenne en formation que pour faire le taxi, à l’instar des villes comme Kampala ou Nairobi. Les membres de la tribu Dinka sont les hommes les plus grands au monde et voir ces géants se déambuler du haut de leur 2 mètres de taille ou plus constitue un spectacle pour le visiteur. On peut entendre de nombreux salons de thé qui bordent les ruelles et souvent fréquentés par les hommes aux heures de pause le son de musique éthiopienne, ougandaise ou congolaise fort apprécié localement. dd.png

 

Une diaspora congolaise. A cause de la proximité géographique ou par souci de "casser la pierre”, une communauté congolaise constituée de plusieurs dizaines de compatriotes vit à Wau. Ces compatriotes viennent de la province Orientale (Dungu, Faradge, Watsa, Ariwara, Kisangani ou Isiro),   ou de certaines localités du Nord-Kivu comme Butembo. Pour la plupart, ils sont dans le commerce (vente de pièces de rechanges, vente de vêtements neufs ou friperies) ou tiennent des restaurants où sont servis des mets congolais, et une clientèle diversifiée (soudanais, kenyans, éthiopiens) y afflue. Bien que beaucoup sont ici depuis environ un an ou plus, il est facile de voir qu’ils ne sont pas sur place pour longtemps, simplement en jetant un coup d’œil aux abris provisoires dans lesquels ils habitent, faits de tentes et de planches de récupération.

 

A la veille du Referendum beaucoup sont retournés au pays sans que l’on sache trop bien si c’est par appréhension de la violence pouvant surgir entretemps ou simplement s’ils ont décidé de plier bagage, le délai qu’ils s’étaient accordés étant atteint. Le chanteur Kanda Bongo Man, installé en Europe, fut parmi les artistes invités en vue d’agrémenter la campagne référendaire. Lui aussi a fréquenté ces restaurants congolais  "pour y consommer les mets et retrouver l’ambiance de chez-nous" disait-il.

 

De nombreux défis. Le taux d’analphabétisme au Sud-Soudan est l’un des plus élevés au monde. Progressivement des écoles s’ouvrent et les efforts sont fournis par les autorités pour rattraper le grand retard causé par la guerre. Le chômage des jeunes sera l’un des casse-tête de nouveaux dirigeants car nombreux sont retournés du Kenya, Ouganda, Congo ou du  "Nord " à la veille du Referendum alors qu’aucune disposition semble être prise localement pour leur trouver du travail. Fait intéressant, l’optimisme est répandu au Sud-Soudan, à l’instar de ce jeune étudiant qui me dit, confiant : "nous étonnerons le monde dans quelques années". Mais saura-t-il, autant que d’autres, être patient ? M. Salva Kiir, Président du Sud-Soudan, ne pouvait pas être si bien inspiré lorsqu’il a déclaré le 09/01/2011 dernier à Juba : « Le Referendum est le debut d’un long voyage et non l’arrivée ». Souhaitons-lui d’être écouté, pour que se lève un nouveau jour ici.

 

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28 février 2011 1 28 /02 /février /2011 08:23



http://cedric.uing.net/files/post_file_7806.jpgEmbarquez avec moi dans l’un de ces bus en circulation sur les routes de Kinshasa et vous vous en  souviendrez longtemps après en être descendu. 

 

D’abord cette attente, longue et interminable  au point que  l’on se trouve partagé  entre l’envie de tout remettre ou d’y aller autrement, comme ce beau jour où, lassé d’attendre pendant près d’une heure  un hypothétique bus à l’arrêt  de Matete et de me faire attendre à un rendez-vous ferme au centre ville, je décidai de trotter et cela me prit environ … trois heures de marche sur un parcours d’une vingtaine de minutes en bus et une dizaine de kilomètres de long ! Mais aujourd’hui le cœur n’y est pas du tout. Le ciel est lourd et la météo s’annonce tout sauf clémente. Et ces jambes déjà fatiguées de guetter un moyen de transport pendant de si longues minutes n’en peuvent pas et crient en silence leur détresse …


 Matete-Wenze ! Matete-Wenze ! Ces cris répétitifs  sont ceux du  receveur faisant  appel aux clients de venir  embarquer à  bord de son minibus qui vient à  peine de stopper  à  l’arrêt de la commune de Matete dans un crépissement strident des pneus, manquant de peu de faucher un passant. Mais a-t-il vraiment besoin d’ameuter les clients quand la chaussée est noire de monde, les uns et les autres n’ayant qu’une seule pensée en tête : quitter au plus tôt cet endroit après y avoir trainé pendant ce qui nous a semblé une éternité ?  Sans doute le fait-il par habitude ou juste  par provocation afin de narguer ces hommes et femmes déjà frustrés par  l’attente.


Ensuite cet embarquement lorsque les portières du  taxi-bus s’ouvrent enfin. Une ruée plutôt. Pour prendre place à bord de ce bus dont les tôles rouillées lui  prédisent une mort proche. Nul d’entre nous n’a de doute : nous sommes sûrs d’atteindre notre destination dans moins de trente minutes. Jeu de coudes. Bousculades. L’objectif est d’y trouver une place assise. Et nous voilà coincés les uns aux autres à cinq par banc pour des sièges initialement prévus pour … trois. Personne d’ailleurs ne semble s’en plaindre. Nous n’avons pas le choix. Ici, on fait avec. Le jeune chauffeur cache ses yeux derrière des lunettes de soleil noires mais sa voix rauque révèle bien qu’il est un de ces  "tokoto", comme on nomme les toxicomanes de Matete, l’une des municipalités et quartiers ‘chauds’ de Kinshasa, capitale de la RDC. Ses locks et boucles d’oreilles l’accusent  aussi. Imperturbable, il avait prévenu, le regard ailleurs : " ici, on se met à cinq par banc; et si cela ne vous arrange pas, il est temps d’aller chercher ailleurs ". A l’instar de Luanda en Angola, le transport public est  aux mains des privés à Kinshasa, les sociétés étatiques STK, OTCZ et SOTRAZ ont disparu plusieurs années auparavant, la mauvaise gestion et l’état des routes ayant fait leur effet habituel dans cette ville immense   d’environ 7 millions d’âmes.  Le seul choix à faire est de se résigner, le cœur en berne. Je jette l’œil par-dessus bord et aucun autre bus ne s’annonce.


D’ailleurs nul ne semble s’en émouvoir. C’est du déjà vu. Ce drôle de jeu de cache-cache entre les chauffeurs et les passagers se joue au quotidien : le matin au départ de Matete et le soir, à partir de Zando, le marché central, point de convergence  de la plupart de circuits de transports  kinois (habitant de Kinshasa). Il n y a pas que les sièges qui sont pris d’assaut. Le moindre espace est occupé : le pare-choc ainsi que l’entrée. Certains, s’y sont littéralement agglutinés, inconscients des risques d’accident, voulant arriver à leur lieu de travail à n’importe quel prix. L’atmosphère est irrespirable : beaucoup transpirent déjà. Philosophe, un voisin constate, agacé: " nous ne sommes que de la marchandise ", en martelant le dernier mot. Et voila que notre véhicule  démarre enfin…


 Déjà, avec soulagement, j’aperçois l’Echangeur de Limété, monument en l’honneur de Patrice Lumumba, qui défile à ma gauche. Nous nous engageons bientôt sur le Boulevard qui porte le même nom. Avions-nous embarqués à bord d’une locomotive ou d’un véhicule ? Je ne sais que dire tellement ce véhicule fume et la température en cette matinée frôle déjà les 40° à l’intérieur ! Je suis assis au coin,  serré contre la tôle qui dégage une chaleur épouvantable, incapable de bouger. Seule l’arrivée à destination me libérera de cette chaudière. Nous sommes sous les tropiques ici … Le taxi bus tousse, avance, puis s’arrête et redémarre, dans un bruit assourdissant. Les secousses nous font tanguer, nous font aller en  avant et à  l’arrière, comme des musulmans en prière de vendredi.  Ce manège amuse quelques enfants qui sont à bord et ils en redemandent alors que les adultes s’en plaignent.  Ceux d’entre les passagers qui causent doivent crier pour se faire entendre.


Ca y est : on est pris dans un bouchon, un de ces embouteillages dont la capitale rdcongolaise a le secret. C’est à une véritable procession que se livrent maintenant ces véhicules qui se suivent à la queue leu-leu.  Chaque instant est fait de souffrance : chaleur et retard pris sur les activités de la journée. Et la rage qui vous prend aux tripes,  et les nerfs qui se tendent. L’angoisse de faire du sur place pendant de longues minutes et d’être partis pour un temps inconnu.

Le jeune chauffeur s’énerve, tempête,  interpelle son collègue posté devant son véhicule et le traite de tous les noms alors que son poursuivant direct le blâme, lui,  de traîner les pieds. Les passagers s’en mêlent. Tel s’en prend aux gouvernements successifs du pays qui n’ont eu aucun sens d’anticipation pour prévoir soit une ligne de métro ou soit d’autres voies de communication afin de désengorger la ville. Un autre fulmine contre les gendarmes " mal payés ", coupables  selon lui  de stopper les chauffeurs pour leur soutirer des sous …et qui "provoquent des embouteillages qu’ils peuvent bien éviter", poursuit-il. Depuis environ quinze minutes qui semblent une éternité, aucun véhicule ne bouge, nous semblons pris dans un étau. On entend au dehors un concert de klaxons qui s’ajoute au tumulte. Atmosphère surréaliste.

Assise à ma droite, une femme à la trentaine consommée et au teint très clair qui contraste avec sa robe noire semble être à mille lieux de cette cacophonie ambiante. Les yeux mi-clos et tête penchée, elle égrène son chapelet posé sur ses cuisses. Elle porte des fines tresses en chignon qui lui  donne  l’air à la fois austère et pieux. Visible sur son visage, une balafre allant de la partie inférieure du menton jusqu’à ses pommettes. Je me surprends à me demander ce qui a bien pu en être la cause. Une bagarre ? Une dispute conjugale ? Un accident ou simplement une scarification ?  Déjà, je me dis que c’est de la cuisine interne, ça. Qu’importe, puisque nous portons tous, à des degrés divers, nos  propres balafres, qu’elles soient visibles ou invisibles mais dont les traces sont cependant indélébiles. Ce sont nos espoirs déçus, nos peines, nos appréhensions et nos échecs …


Je trompe mon impatience en réfléchissant à l’illusion de la liberté à laquelle tant d’entre nous tenons et que nous avons cesse de  revendiquer haut et fort. Nous voilà coincés dans ce bus telles des sardines, bloqués dans cet embouteillage qui n’en finit pas et ce, malgré nous. Sommes-nous toujours libres ? Au moment où enfin notre bus se dégage et que défilent en kaléidoscope les habitations au travers de la vitre du taxi-bus, je pense à ces habitants de ces maisons cossues de Limété, (une municipalité résidentielle que longe le Boulevard Lumumba)  qui se  calfeutrent chez eux,  derrière les murs de leurs domaines qui rivalisent de hauteur d’où ils se croient en sécurité, mais qui sont en réalité des  prisonniers dans leurs propres demeures. De leur propre chef. Sont-ils encore libres ? Souvent, matin ou soir, nous mettons notre vie – fut-il momentanément - entre les mains d’un chauffeur ou chauffard, c’est selon, oubliant que le trajet que nous empruntons à ce moment-là pour nous rendre qui au travail ou faire des courses peut être aussi notre dernier voyage si accident mortel il y a. Sommes-nous vraiment libres ?


 A force de vouloir élever  les clôtures d’habitations  les unes plus hautes que les autres, fut-ce-t-il pour raison de sécurité ou pour préserver son intimité, la beauté de la ville y prend le coup. Kinshasa ressemble, lorsqu’on se promène dans les quartiers de plusieurs de ses municipalités,  à une ville lugubre dépourvue de beauté, construite sans plan architectural et d’où la plupart d’habitations ne dégagent  aucune esthétique : pas de pelouse ni des fleurs visible. Souvent la seule vue de la maison se résume à  un mur badigeonné aux couleurs des compagnies de téléphonie  Vodacom, Celtel ou CCT rendant toute la ville uniforme, peinte avec les mêmes inscriptions, de Binza/IPN à  Kasavubu  et de Kingasani à  Bandalungwa. Dire que des années auparavant on parlait de Kin-la-belle ! Rendez-vous  à  Nyarutarama, ce quartier huppé  de Kigali  ou Kololo à  Kampala en Ouganda, et vous verrez qu’il est possible d’allier les impératifs de sécurité à l’esthétique. Une fois là, vous vous croiriez à Cape Town ou Johannesburg en Afrique du Sud ! Le comble est que trop de murs rendent  l’aération difficile : le soir, ils sont nombreux les kinois qui dorment à  la belle étoile, fuyant l’étouffement dans leurs maisons qui manquent de climatisation !


Soudain, une bouffée d’air frais me fouette le visage. C’est le Zando, le marché central, notre arrêt de destination. Les passagers descendent en silence avec les sentiments mitigés : soulagés d’arriver enfin à destination et déçus d’y avoir mis autant de temps. Chacun se fraie un passage  et s’en va dans ce brouhaha des marchands et véhicules qui vont et viennent. Du moins momentanément on oublie (ou on feint d’oublier) que dans la soirée, il faudra refaire le trajet. Et endurer la même peine. Autre illusion de liberté. Zando Matete ! Zando-Matete ! C’est le receveur, déjà au travail …

 

 

 

 

 

 

 


[i] Il s’agit du trajet routier reliant Matete, l’une des 24 municipalités de Kinshasa, au plus grand marché de la capitale congolaise, appelé Wenzé ou Zando, en lingala,  l’une des langues parlées en RDC.

 

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